Érotisme de mie et frissons sous cloches

Par [LMG] Lolita M´Gouni

« (...) les glaces qui tapissaient les murs, et dont le plafond lui-même était fait,
multipliaient l´image animale d´un accouplement : au plus léger mouvement, nos coeurs rompus s´ouvraient au vide où nous perdait l´infinité de nos reflets. »
Georges Bataille, Madame Edwarda (1)

Si les aliments ont toujours sustenté l´art, le pain occupe une place de choix, notamment dans le domaine des écritures et des iconographies religieuses. Symbole de vie, on le retrouve dans de multiples peintures sacrées, et son importance est avérée dans les trois monothéismes. Stimulée par les croyances séculaires qui entourent cette nourriture essentielle (2), voici plus de trois décennies que Pétra Werlé a fait du pain son partenaire de jeu. Elle mastique, malaxe, façonne, au gré de son instinct, un espace mystérieux constitué de personnages enfarinés sous cloches et vitrines. Là, tout semble remis en question avec sa minutieuse façon de sculpter : le statut de l´oeuvre d´art tout d´abord, mais aussi les rapports d´échelle, ou encore notre place de regardeur. Son oeuvre prolifique se compose de milliers de créatures de mie, qui ensemble constituent un nouveau monde, au confluent de Lilliput (3) et d´Argail (4).

C´est à la Galerie Béatrice Soulié que l´artiste présente sa dernière série de sculptures : déclinaisons de postures friponnes, nativités ambigües, phalanges coquines et entrecuisses ouvertes. En 1998, nous avions déjà tâté de l´oeil ses délicieuses Scènes érotiques, composées de cambrures moelleuses et autres positions canailles, avec ou sans levain. Cette fois, Pétra agrémente son travail d´une véritable réflexion autour du paysage, au sein duquel viennent se cacher ou s´exhiber ses petits êtres facétieux. De la bouche de Pétra, comme autant de suçons, morsures et mastications dans la matière pain, surgissent des montagnes totémiques et exubérances phalliques, où s´intègre une farandole d´épicuriens miniatures, aux fentes humides. Imprégnés de salive, tantôt voyeurs, tantôt exhibitionnistes, ils semblent s´être immobilisés un instant pour nous chuchoter les joies de leurs microscopiques bacchanales.

Pétra Werlé serait-elle donc une nouvelle Aphrodite, déesse de la germination, de l´amour et des plaisirs ? Par l´usage d´une substance alimentaire comme matériau de création à part entière, elle établit des rapprochements féconds entre différents plaisirs : ceux de la chair et de la création, entre autres, semblent ici se rejoindre en une pratique gourmande et pulsionnelle de la sculpture, faite de personnages tout à la fois lubriques et délicieux. Il y a fort à parier que Madame Edwarda les aurait trouvés... à croquer !


1 Georges Bataille, Madame Edwarda, [1re éd. 1941], Éditions 10/18, Paris, 2010, p.38.
2 Nous songeons ici à la série de sculptures réalisées à partir de pains du monde, Procession, Pétra Werlé, 2000.
3 Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, [1re éd. 1726], Oeuvres complètes, Éditions Gallimard, Paris, 1965.
4 Nous faisons ici référence à l´univers fantastique du roman de Charles Nodier, Trilby ou le lutin d´Argail : Conte écossais, [1re éd. 1822], Éditions Terre de brume, Dinan, 1999.

 

LMG
Professeur Agrégé en Arts Plastiques et doctorante allocataire - Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Plasticienne et auteur, Lolita M´Gouni sympathise avec Pétra Werlé en 2009 pour qui elle écrit un premier entretien.
S´en suit un intérêt réciproque pour les créations de l´une et de l´autre, puis une exposition à quatre mains en 2010 au musée Dupuytren.