Chronique

Pétra Werlé : son pain sur la planche

par Francis Marmande

Pétra Werlé sculpte à Montreuil-sous-Bois (Neuf-Trois). Elle travaille dans un petit bureau ou sur son lit. Sa matière de prédilection est la mie de pain. Pétra Werlé sculpte ? Elle triture plutôt, elle façonne, elle salive, elle roule, elle affine, elle en trousse de petits crétins railleurs, très actifs, dévergondés, baisant à tout va, gais, sans limites.

C’est Sade chez Poilâne, les cent-vingt journées de la baguette, d’une extraordinaire invention, sans répétition aucune, toujours comique. Pétra Werlé assemble aussi des ailes de papillon, des jupes de libellule, des scarabées ("tout est bon, chez le scarabée, l’envers, l’endroit, les élytres, la tête..." ).

Elle en dégage, miniatures, force dames en robes d’apparat, des princesses de Clèves au mariage! de la dauphine, pas mal de ducs de Nemours, quelques manteaux de Bali, du Christian Lacroix, des fastes d’empereur chinois. Elle ? Elle n’y voit pas tant de références. Elle aime ce qu’elle fait. On peut voir ce qu’elle aime dans une rétrospective que lui consacre, à Strasbourg, la galerie Espace suisse (03-88-32-50-36), jusqu’au 28 mai (ou sur son site : http://www.petra.werle.free.fr).

Pétra Werlé complique la vie. Elle sait assez le désastre du monde pour ne pas s’y complaire. Le funèbre n’est pas son fort. Elle a l’érotisme heureux, comme les maîtres du haïku, Pierre Louÿs ou les dessinateurs Wolinski, Cabu, Willem, mais aussi Mose, les classiques, et le plus grand de tous, Crumb... Dans Regard de juin 2002 (n° 79, éditions Marie Morel, 01260 Le Petit Abergement), elle s’expose sans détour. L’érotisme ? "C’est mon sujet favori." Et l’humour ? "Aussi." Comment se situe-t-elle dans l’histoire de l’art ? "Ce n! ’est pas mon problème." Connaît-elle la révolte ? "Oui! , mais c’est tellement long de faire corps avec soi-même qu’il ne reste pas beaucoup de temps pour y penser." Son ambition ? "M’approcher de ma vraie nature, s’évanouir en soi." Et au passage, exalter l’amour du vivant. A table ? Est-ce qu’elle malaxe la mie de pain ? "Jamais." Qu’aime-t-elle ? "Les gâteaux et les humains." Les humains ? "Ils m’inspirent, et aussi longtemps que je verrai toutes ces trombines j’aurai du pain sur la planche."

Sinon, on apprend juste qu’elle a commencé à triturer en tenant la caisse d’un cinéma, qu’elle est fille de capitaine et née à Strasbourg en 1956 : "La mie de pain me rend libre." D’une façon générale, les artistes devraient s’inspirer de cette éthique de présentation.

Le pain palpite : "Avec ma salive, je lui redonne une nouvelle chance." Il lui livre, croûte en mains, les farfadets qu’il recèle. C’est lui qui dicte sa façon de sculpter. Matière sensuelle, douce, tendre, qu! ’elle peut prendre en bouche : pains de campagne, pain au cumin, pains sombres, libanais, au maïs, hosties poêlées... Nos contemporains ressemblent aux trombines qu’elle leur colle. Sous cloche, les loustics épinglés se conservent à merveille. Après tout, les santons en mie de pain du XVIIe siècle ont bien tenu le coup.

Pétra Werlé a gardé sa voix de petite fille. Elle porte une redingote, un turban, des bottes noires. Sa parole est pressée, précise. Ses scènes répondent à des intitulés charmants : Les Cannibales romantiques, La Luxure, Constellations, Le Cirque de l’amour, Les Heures et les Jours, Le Chahut sous la lune. L’usage est d’y voir du Jérôme Bosch en joyeux, des gargouilles gothiques, les mémoires du Rhin et même James Ensor.

Pétra Werlé bricole et pétrit au milieu des plantes vertes, une vraie serre, avec ses boîtes parfaitement finies, rangées, méticuleuses. Plus : des jouets, un stock de lunett! es, quatre cartons de "papillons deuxième choix" , des ! masques, dans un aimable capharnaüm tout imprégné des couleurs, des saveurs, des nations de Montreuil.

De l’autre côté du périph’, on retrouve ses cloches, ses boîtes et ses montages, ses farfadets, ses pitres et leurs parties de jambes en l’air, dans les galeries plutôt dévolues aux singuliers de l’art (Béatrice Soulié à Paris), et, depuis 1998, au Musée de l’érotisme (72, boulevard de Clichy). Lequel est, avec les théâtres délicieusement surannés du boulevard, le seul endroit vivable de cette zone sinistrée qu’est devenue Pigalle.

On n’y rencontre aucun de ces pervers salaces qu’on y attend. Pas non plus ces hommes seuls un peu tristes qui feuillettent dans les sex-shops. On n’y rencontre pas davantage, c’est bien regrettable, le moindre groupe de ces touristes anxieux qui se croient au Barrio Chino de Barcelone en 1922. Non : on y voit des couples charmants, des amoureux, de petites familles pimpantes devant les cinq étages d’accumulations les mieux exposées ! et les plus exhaustives d’objets, de gravures, de dessins érotiques qu’on puisse imaginer. Avec production prévisible - ˇ l’Orient si disert en la matière, l’Amérique du Sud, si réjouie, l’Antiquité si libre -ˇ, avec dessinateurs à leur place (Barbe) ou surprenants (Tetsu), tire-bouchons d’un mauvais goût exquis, chaises équipées de petits tourniquets en balai-brosse qui ont l’air d’intéresser les jeunes filles, bijoux indiscrets, et mies de pain de l’artiste en train de s’envoyer en l’air.

En somme, des humains très humains, tels que les célèbre Pétra Werlé : "La vie est insupportable. J’essaie de la maintenir en bonne humeur." On sort de tout ça en fredonnant une copla flamenca : "Je t’aime tant, que j’aimerais t’emporter comme un quignon dans ma poche."

Francis Marmande
© Le Monde 2005
Article paru dans l’édition du 05 Mai 2005